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Resserrement mondial des politiques monétaires, quelle réaction des pays émergents ?

Mise en ligne le 27 Février 2023
Auteurs : Pavel Diev, Valentin Burban

Billet n°306. Dans le cadre du cycle mondial de resserrement monétaire, nous montrons que les pays émergents ont pour la plupart réagi en cohérence avec leurs objectifs de stabilité des prix. Mais trois grands émergents – Chine, Russie et Turquie – sont actuellement dans une phase d’assouplissement pour des raisons idiosyncratiques.

Image Resserrement mondial des politiques monétaires, quelle réaction des pays émergents ?
Graphique 1 : Déviation des niveaux d’inflation par rapport aux cibles au moment du début de la normalisation (points de pourcentage) Source : Consensus Economics, sources nationales et Banque de France
Note : La date de normalisation varie entre pays. Pour les pays dont la cible d’inflation est un corridor, le point médian est choisi. Dans ce cas, nous avons également reporté les bornes hautes et basses de la cible.

Des cycles de normalisation commencés à des dates différentes, en cohérence avec les objectifs

En mars 2021, un an avant la première décision de hausse des taux par la Fed, le Brésil entama la normalisation du taux Selic, ouvrant la voie aux autres pays d’Amérique latine tels que le Mexique, le Chili, le Pérou puis la Colombie la même année. Après la Turquie (pour qui le resserrement de la politique monétaire fut éphémère, cf. infra), le Brésil est le second pays du G20 à avoir commencé l’augmentation de ses taux dans la période post-Covid. À l’inverse, en Asie du Sud-Est, le resserrement de la politique monétaire a été initié plus tardivement qu’aux États-Unis.

Néanmoins, bien que le moment ait été différencié, les conditions économiques préalables au resserrement monétaire étaient relativement similaires entre pays émergents. Le taux réel ex-post (i.e. le taux nominal déflaté par l’inflation réalisée) s’établissait entre -0,5% et -3,6% en amont de leur décision monétaire. L’écart d’inflation par rapport au taux cible médian se situait dans un intervalle compris entre 0,3 et 3 point de pourcentage (graphique 1).

La volonté de préserver la stabilité des devises émergentes par rapport au dollar peut expliquer cette réaction prudente. En effet, malgré les progrès réalisés en terme de crédibilité par les banques centrales ayant adopté le ciblage de l’inflation (Levieuge, Lucotte et Ringuedé, 2018), le risque de désancrage des anticipations d’inflation et de sortie des capitaux dans le cas d’élargissement de l’écart de taux vis-à-vis des Fed funds américain demeure important (Geogieva, 2022). Cela est renforcé par d’éventuelles difficultés d’articulation du policy-mix dans certains pays comme l’illustre le récent regain d’inquiétude sur les marchés concernant le risque inflationniste du nouveau budget 2023 brésilien.

Image Graphique 2 : Appréciation des monnaies et différentiels de taux directeurs par rapport à l’USD Source : Sources nationales et Banque de France
Graphique 2 : Appréciation des monnaies et différentiels de taux directeurs par rapport à l’USD Source : Sources nationales et Banque de France
Note : Les diamants vides correspondent aux pays n'ayant pas adopté un régime de taux de change flottant d'après la classification FMI 2020. Le code couleur distingue trois zones géographiques. Le vert correspond aux pays d’Amérique latine, le rouge aux pays d’Asie et le jaune aux pays d’Afrique, d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient. Données fin janvier 2023.

La prudence contribue à la résilience des économies émergentes

Les conséquences de cette normalisation prudente sont déjà visibles, ainsi l’appréciation du réal brésilien, du peso mexicain et chilien et du sol péruvien vis-à-vis du dollar depuis fin 2021, limitant ainsi d’éventuelles pressions inflationnistes importées (graphique 2). De plus, le ralentissement de la hausse des prix s’observe déjà dans les pays émergents comme en Amérique latine où l’inflation a commencé à baisser, entre 10 et 15 mois après le début de leurs cycles de normalisation respectifs, reflétant le décalage temporel classique dans la transmission de la politique monétaire. Enfin, bien que les taux réels ex-post (déflatés par l’inflation courante) ne soient pas tous positifs, les taux réels ex-ante, c’est-à-dire déflatés par les anticipations d’inflation à un an, sont positifs en Amérique latine et pour la plupart des pays d’Asie du Sud-Est (graphique 3). Ainsi, l’effort de resserrement monétaire en Asie pour atteindre un taux réel positif devrait donc être relativement contenu par rapport aux pays d’Amérique latine. En effet, ces derniers ont normalisé leur politique monétaire plus tôt et plus fortement, à l’image du Brésil qui enregistre la politique monétaire la plus restrictive au monde sur la base du taux réel ex-ante.

Image Graphique 3 : Composante du taux réel ex-ante Source Source : Consensus Economics, sources nationales et Banque de France
Graphique 3 : Composante du taux réel ex-ante Source Source : Consensus Economics, sources nationales et Banque de France
Note : Le code couleur distingue trois zones géographiques. Le vert correspond aux pays d’Amérique latine, le rouge aux pays d’Asie et le jaune aux pays d’Afrique, d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient. Données fin janvier 2023.

Cette réaction prudente de la politique monétaire combinée à une meilleure gestion des réserves de change contribue à la résilience des émergents en comparaison à 2013 au moment du taper tantrum. En effet, bien que les réserves de change de ces pays aient été utilisées pour défendre leurs monnaies, elles demeurent relativement élevées en Thaïlande et en Inde (représentant respectivement 9 et 10 mois d’importations contre 7 et 6 mois début 2013) ou ont connu une baisse limitée comme aux Philippines et en Malaise (perte d’entre un et 2 mois d’importations) (Banque Mondiale, 2021).

La Chine, la Turquie et la Russie constituent un groupe à part

Ce groupe est caractérisé par la mise en place d’une politique monétaire actuellement accommodante, à contre-courant de la politique monétaire de la grande majorité des pays du monde.

En Chine, les effets négatifs de la politique « zéro covid » sur la croissance et de l’augmentation du risque de crédit du secteur immobilier ont poussé les autorités chinoises à baisser les taux directeurs à 3,65% en septembre avec pour objectif d’augmenter le niveau de liquidité dans l’économie. La situation est donc très différente de celle des autres pays émergents où les pressions inflationnistes sont plus fortes. En janvier 2023, l’inflation a atteint seulement 1,8% en glissement annuel, en deçà du niveau cible d’environ 3% de la PBOC.

Depuis le milieu d’année 2021, la Turquie maintient une politique monétaire paradoxale de baisse des taux directeurs (-5 points de pourcentage depuis fin 2021) non compatible avec un retour de l’inflation vers la cible de 5%. En effet, l’inflation a atteint 64,3% en glissement annuel en janvier 2023 (+28 points de pourcentage) conduisant à une forte dépréciation de la lire face au dollar (-29%).
La Russie a entamé dès mars 2021 une phase de normalisation de ses taux directeurs. Mais après l’invasion de l’Ukraine en février 2022 et les sanctions occidentales qui ont suivi, la CBR a resserré fortement sa politique monétaire pour enrayer les sorties de capitaux et la forte dépréciation du rouble suite au choc. Combinée à la mise en place d’un contrôle des capitaux, cette politique a eu pour effet de rapidement stabiliser la devise. Il s’en est suivi une phase d’appréciation du rouble, alimentée par l’accumulation de sur-excédents commerciaux, liés à la fois à l’explosion des prix des hydrocarbures, principal produit d’exportation de la Russie, et l’effondrement des importations suite aux sanctions occidentales et à la contraction de la demande interne. Ceci a ouvert la voie à une longue phase d’assouplissement pour la CBR qui a procédé à 6 baisses de taux directeur consécutives depuis avril 2022, pour un total de 12,5 points de pourcentage.

Pour des raisons différentes, ces trois pays émergents de taille « systémique », concentrent donc aujourd’hui la plus forte incertitude sur l’évolution macroéconomique à court et à moyen terme, ce qui constitue une source de difficultés accrues pour l’économie mondiale.